Un ton de défi face au pouvoir de Paul Biya
Deux jours après le scrutin présidentiel du 12 octobre, le Cameroun s’est réveillé au son d’une déclaration inattendue : Issa Tchiroma Bakary, figure de l’opposition et ancien ministre de la Communication, a revendiqué sa victoire à la présidentielle, avant même l’annonce officielle des résultats.
Dans une vidéo publiée sur sa page Facebook, l’opposant a affirmé :
« Notre victoire est claire. Elle doit être respectée. Le peuple a choisi, et ce choix doit être respecté. »

Il a exhorté le régime en place à « accepter la vérité des urnes » plutôt que de « plonger le pays dans un tourment ». Ce ton direct, presque défiant, tranche avec la prudence habituelle des figures politiques camerounaises face à un pouvoir solidement installé depuis plus de quatre décennies.
Une revendication symbolique mais risquée
L’annonce de Tchiroma intervient alors que le Conseil constitutionnel n’a pas encore proclamé les résultats officiels. Selon la loi camerounaise, cette institution dispose de quinze jours après le scrutin pour valider les résultats définitifs soit au plus tard le 26 octobre 2025.
Le ministère de l’Administration territoriale a aussitôt réagi, rappelant que toute proclamation non autorisée des résultats est illégale, et pourrait être assimilée à un acte de « haute trahison ».

PHOTO : GETTY IMAGES / DANIEL BELOUMOU OLOMO / AFP
Les observateurs électoraux, dont certains issus de la société civile, n’ont pour l’heure fourni aucun chiffre consolidé, rendant difficile la vérification indépendante des déclarations de l’opposant. Mais l’impact symbolique est déjà réel : après quarante-trois ans de pouvoir Biya, le simple fait qu’un rival revendique publiquement la victoire change la dynamique politique.
Une contestation qui prend racine dans un contexte de lassitude
Depuis 1982, Paul Biya règne sur le Cameroun sans interruption. À 92 ans, il briguait un huitième mandat lors de cette élection, sur fond de critiques croissantes concernant son âge, la corruption endémique, la lenteur des réformes et la crise sécuritaire persistante dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
Dans de nombreuses villes, la campagne présidentielle a été marquée par un mélange d’indifférence et d’espoir timide. Les jeunes, qui représentent plus de 60 % de la population, expriment depuis plusieurs années leur frustration face à un système politique perçu comme verrouillé.
C’est dans ce climat que Tchiroma, ancien compagnon du régime, a opéré sa mue : celle d’un ministre devenu opposant, qui promet désormais de « tourner la page de la peur ».
Qui est Issa Tchiroma Bakary ?
Né en 1949 à Garoua, dans le Nord du Cameroun, Issa Tchiroma Bakary est une figure politique atypique. Ingénieur de formation, il s’est imposé sur la scène nationale dès les années 1990 comme porte-parole du Front du Changement Démocratique.

Arrêté à plusieurs reprises pour ses prises de position, il rejoint ensuite le gouvernement, devenant ministre des Transports, puis ministre de la Communication sous Paul Biya.
Longtemps considéré comme un fidèle du régime, il s’en éloigne progressivement. En juin 2025, il démissionne du gouvernement pour se lancer dans la course présidentielle, sous la bannière du Front pour la Démocratie et la Souveraineté Nationale (FDSN), promettant un « nouvel élan » pour le Cameroun.
Son style direct et sa capacité à parler à la fois au Nord et au Sud lui ont permis de rallier une partie de l’électorat fatigué des élites
« Le peuple a parlé » : le pari d’une publication parallèle
Dans sa déclaration, Tchiroma a annoncé qu’il publierait les résultats détaillés par région, collectés par ses observateurs. Selon lui, ces chiffres attesteraient d’une « victoire nette ».
Cependant, ni la presse indépendante ni les missions d’observation (Union africaine, Église catholique, ONG locales) n’ont confirmé l’existence de ces données complètes.

« Nous disposons de nos propres procès-verbaux, et ils ne mentent pas », a-t-il affirmé lors d’une brève conférence tenue à Garoua, avant d’ajouter que « toute tentative de confiscation de la volonté populaire serait une provocation ».
Ses partisans, eux, célèbrent déjà la victoire dans plusieurs villes, notamment à Maroua, Ngaoundéré et Douala. Les autorités locales ont renforcé la présence policière pour éviter tout débordement.
Le cadre légal camerounais
Selon la Constitution camerounaise, la Commission nationale de supervision électorale (ELECAM) organise le scrutin et transmet les résultats au Conseil constitutionnel, seul organe compétent pour les proclamer.
Aucune autre autorité, parti ou individu n’a le droit de publier ou d’annoncer des chiffres avant la décision officielle.
Toute infraction à ce principe peut être considérée comme une atteinte à la sûreté de l’État.
Cette structure concentre ainsi l’essentiel du pouvoir de validation entre les mains d’institutions réputées proches du régime en place une critique récurrente de l’opposition.
Les réactions du pouvoir : calme apparent, vigilance accrue
À Yaoundé, le parti présidentiel, le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC), a qualifié la déclaration de Tchiroma de « manœuvre politique irresponsable ».

Un porte-parole du gouvernement a déclaré que « le Cameroun reste un État de droit, et seul le Conseil constitutionnel parlera ».
Dans les cercles proches de la présidence, on assure que le chef de l’État conserve une avance confortable, notamment dans les régions du Centre, du Sud et de l’Est.
Mais l’âge du président et l’incertitude sur sa succession nourrissent une inquiétude diffuse, même dans le camp du pouvoir.
Les observateurs internationaux dans l’attente
L’Union africaine, la CEEAC et plusieurs ONG locales ont salué le bon déroulement technique du scrutin, tout en appelant à la transparence et à la retenue dans la publication des résultats.
Les missions européennes, absentes pour des raisons logistiques et politiques, suivent la situation à distance. Washington, Bruxelles et Paris ont publié des communiqués prudents, insistant sur la « nécessité d’un processus crédible et apaisé ».
Un diplomate africain basé à Yaoundé confie :
« L’enjeu dépasse la personne de Biya ou de Tchiroma : c’est la crédibilité de l’État camerounais qui se joue. »
Le Cameroun, entre stabilité et frustration
Longtemps considéré comme un pôle de stabilité en Afrique centrale, le Cameroun traverse depuis dix ans des tensions persistantes :
- Conflit anglophone dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest,
- Crises économiques liées à la chute des revenus pétroliers,
- Mécontentement social face au chômage des jeunes et à la vie chère.
Dans ce contexte, le scrutin de 2025 a pris une dimension particulière : il incarne le choix entre continuité autoritaire et ouverture démocratique.
Un scénario encore ouvert
D’ici la fin du mois, toutes les cartes restent sur la table. Si le Conseil constitutionnel valide les résultats en faveur de Paul Biya, Tchiroma pourrait être marginalisé, voire poursuivi.
Mais si l’institution reconnaît des irrégularités massives, la pression populaire pourrait s’amplifier, ouvrant la voie à un compromis inédit ou à un affrontement politique prolongé.
Dans les rues de Yaoundé, l’incertitude domine. « On veut juste savoir qui a gagné, sans qu’il y ait des morts », confie un jeune vendeur à Mvog-Ada.
En conclusion, la revendication de victoire d’Issa Tchiroma Bakary ne change pas encore le résultat officiel, mais elle change déjà la perception du possible.
Pour la première fois depuis plus de quarante ans, un candidat ose se déclarer vainqueur face à Paul Biya.
Entre audace politique et risque calculé, cette sortie ouvre une séquence cruciale pour le Cameroun : celle où la vérité des urnes devra s’accorder avec la vérité du pouvoir.


