Une déclaration à double tranchant
Lorsque Issa Tchiroma Bakary s’est adressé au pays pour revendiquer sa victoire à la présidentielle du 12 octobre, il n’a pas seulement surpris.
Il a déplacé le centre de gravité politique du Cameroun.
Dans un système verrouillé depuis plus de quatre décennies par le président Paul Biya, le simple fait d’affirmer publiquement : « Nous avons gagné » revient à contester un ordre politique quasi immuable.
C’est un acte de courage pour certains, une provocation dangereuse pour d’autres — mais dans tous les cas, un acte fondateur.
Une stratégie calculée : précéder la machine institutionnelle
Tchiroma sait parfaitement qu’au Cameroun, le temps joue pour le pouvoir.
Les résultats officiels mettent souvent plusieurs jours à être compilés, puis validés par un Conseil constitutionnel composé majoritairement de proches du régime.
En proclamant sa victoire avant l’État, il cherche à :
- Imposer un récit avant que le pouvoir ne le fasse ;
- Mobiliser ses partisans dans la rue et sur les réseaux sociaux ;
- Contraindre les institutions à se justifier face à l’opinion publique et internationale.
C’est une guerre du tempo : celle du récit contre celle du contrôle.
« Le premier à parler d’un événement en définit souvent la lecture », expliquait déjà un ancien stratège de l’opposition camerounaise. Tchiroma l’a visiblement compris.
Un message codé au régime
En défiant Biya, Tchiroma envoie plusieurs signaux.
- À la présidence, il montre qu’il est prêt à franchir la ligne rouge, celle que beaucoup de figures de l’opposition ont toujours évitée.
- À l’armée et à l’administration, il suggère que le vent du changement souffle, espérant rallier des segments du pouvoir fatigués de la continuité.
- À la population, il veut incarner la rupture et la dignité retrouvée : “le peuple a parlé” devient son mot d’ordre.
Cette rhétorique simple, directe, émotionnelle tranche avec le langage administratif et distant du régime.
Les précédents et leurs leçons
Le Cameroun n’en est pas à sa première “victoire revendiquée”. En 2018, Maurice Kamto, alors principal opposant, avait lui aussi proclamé sa victoire, avant d’être arrêté et détenu plusieurs mois.
Mais la différence, cette fois, réside dans la conjoncture.
- Paul Biya a vieilli.
- Les tensions socio-économiques se sont accrues.
- La communauté internationale est moins tolérante envers les élections contestées.
- Et surtout, les réseaux sociaux rendent le contrôle de la narration bien plus difficile.
Tchiroma bénéficie ainsi d’un écosystème de communication plus large que son prédécesseur, capable de diffuser rapidement son message, y compris hors du Cameroun.
Les leviers d’influence de Tchiroma
- Expérience d’État : ancien ministre, il connaît les arcanes du pouvoir et ses failles.
- Ancrage régional : fort dans le Nord, il cherche à s’étendre vers les régions anglophones et l’Ouest.
- Profil consensuel : ni trop radical ni trop modéré, il peut séduire une frange de la bourgeoisie urbaine.
- Maîtrise médiatique : communicateur aguerri, il parle la langue du peuple autant que celle des diplomates.
Les réactions contrastées : entre crainte et espoir
Dans les quartiers populaires de Douala et Yaoundé, la nouvelle a circulé comme une traînée de poudre. Des attroupements spontanés ont été observés dans certaines zones, vite dispersés par la police.
« Même si ce n’est pas encore officiel, c’est la première fois qu’on sent qu’il se passe quelque chose », confie un commerçant de Bonabéri.
À l’inverse, chez les proches du pouvoir, la prudence domine. On redoute un scénario “à la malienne” ou “à la nigérienne”, où une crise électorale dégénérerait en déstabilisation institutionnelle.
Les chancelleries, elles, observent sans prendre parti.
Mais à huis clos, plusieurs diplomates européens parlent d’un “moment charnière”.
Un test pour la démocratie camerounaise
La situation place le Conseil constitutionnel dans une position délicate.
Sa crédibilité est en jeu : valider une victoire de Biya sans transparence risquerait d’enflammer la rue ; reconnaître celle de Tchiroma serait un séisme politique.
« Le Cameroun est face à un dilemme historique : conserver la stabilité au prix de la légitimité, ou risquer le changement au nom de la démocratie », résume un chercheur du Centre d’Études Africaines de Genève.
Les prochains jours seront donc déterminants, non seulement pour le résultat électoral, mais pour le sens même de la démocratie camerounaise.
Et si Tchiroma n’avait pas vraiment gagné ?
Même si ses chiffres s’avéraient inexacts, la proclamation a déjà un effet durable :
- Elle redonne confiance à une opposition démoralisée ;
- Elle force le débat sur la transparence électorale ;
- Elle fragilise le récit de toute-puissance du régime.
Autrement dit : même une victoire “symbolique” peut devenir politiquement réelle, si elle modifie la perception collective du possible.
Vers une transition ou vers la confrontation ?
À court terme, tout dépendra de la réaction du pouvoir.
S’il choisit la répression, le Cameroun pourrait revivre les scènes de tension de 2018.
S’il opte pour le dialogue, il ouvrirait la voie à une transition politique inédite et probablement à son avantage historique.
Dans les deux cas, le pays est entré dans une nouvelle ère : celle où le pouvoir n’est plus seulement celui qui compte les voix, mais celui qui réussit à convaincre qu’il les détient.
L’après-14 octobre commence maintenant
Issa Tchiroma Bakary n’a peut-être pas encore gagné l’élection, mais il a remporté une autre bataille : celle de la parole.
En brisant le silence, il a contraint le Cameroun à se regarder en face.
Que la victoire soit réelle ou non, une chose est sûre :
le pays ne reviendra pas exactement au statu quo d’hier.


